Hélène Frappat aime les jeux de
miroir, les jeux d'écho, et c'est une orchestratrice virtuose de
sortilèges.
Elle nous emmène, nous tient, nous ferre avec de l'infime et du ténu. Son texte a quelque chose de nacré, de vaporeux, d'immatériel. Un texte comme une buée en suspension. La narration se déploie sur quatre fronts, il y a quatre entrées, quatre pistes qui s'entrelacent pour former ce tissage sybillin.
Il y a d'abord le lecteur lui-même, interpellé, pris à parti par un "vous" butorien. Ce "vous" fait l'acquisition, aux Puces, de bobines de films qu'on lui dit être "familiaux". Il y a ensuite la description de ce que ces bobines mettent en scène : le déploiement d'une jeune "Aurore" (ainsi péremptoirement, aléatoirement prénommée par la narratrice) filmée par son père depuis le berceau jusqu'à son accession à l'état de jeune fille. Et sur le filigrane de ce film, se greffe le destin d'une certaine A. (avatar de ladite Aurore ?), jeune télépathe dont nous suivons les singulières tribulations. Enfin se fait entendre une dernière voix, celle de la naratrice elle-même qui évoque un poignant amour effiloché.
Hélène Frappat ne
s'embarrasse pas d'explications ni de précautions. Elle vous lâche en
plein coeur de ces vies volées (les bobines suscitant l'"Aurore") ou
voleuses (la jeune A. kleptomane malgré elle de l'âme d'autrui) et vous
sèvre de tout repère orthonormé. Mais si c'est en effet par effraction
que l'on pénètre dans ces vies ouvertes, cela ne relève jamais de la
violation car le secret est préservé, l'opacité demeure, ces
vies
forcées restent scellées.
Tout tient dans l'écriture, délicate, aérienne, onirique. Arachnéenne même. Hélène Frappat procède par petites touches successives : les fragments en apparence hétérogènes se répondent en un jeu de dupes envoûtant. On est pris, porté, emmené comme au fil d'une rêverie méthodique, claire et obscure, cotonneuse et affûtée, éthérée et sensuelle, dansante, mobile et minérale. L'afflux constant de tous ces contraires qui s'épousent et fusionnent égare, réjouit, ensorcelle. On est enfin débouté, expulsé des ornières harassantes du connu et répété. On ne se pose jamais, on visite, ébloui, le texte en apesanteur. On entre dans des zones familières toujours altérées d'étrangeté. On est dans du vierge, du vivace, du bel art.
Retrouvez également l'interview d' Hélène Frappat par Bénédicte Heim sur le podcast des Contrebandiers éditeurs.
BH
09/09