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Pierre Terzian par Livres-Addict.fr

"Crevasse" de Pierre Terzian (Quidam éditeur)

Crevasse-Pierre-TerzianC'est un texte séparé et qui, de toutes les manières possibles et par tous les moyens stylistiques dont il dispose, profère cette séparation.

C'est une voix des tréfonds, la voix d'un revenu de tout, d'un méconnu de tous, d'un pourfendu, un déclassé, un oublié de la vie, un mal-vivant, un laissé pour-compte, un collectionneur du mécomptes, un laissé tout court, un absolu délaissé. C'est un autre. Un radicalement autre. Un étranger à tout, même à son propre corps. Un être vierge à perpétuité en qui les expériences ne forment pas de dépôt, un être nu, sans filtre ni enveloppe protectrice. 

Il est aussi chacun de nous réduit à son essentiel dénuement.

L'homme qui parle (et qui se considère à peine comme tel) égrène des épisodes, des instantanés de sa vie avortée.

Dès l'enfance, tout était scellé : entre son père "immobile", homme granitique et tabasseur, et sa mère courbée, il était "l'enfant sans sexe"" : rien de lui ne saillait, rien ne circulait qui fût susceptible de le nourrir et le hausser. Il a été, dès l'origine, une matière meuble, un être poreux et perméable, une plaque photosensible qui tout réfracte et réverbère sans sélection aucune, sans jugement porté. Il est devenu un adulte sans horizon et sans essor, un être mazouté, grippé, parfaitement englué. Une coquille vide pour qui codes et critères en vigueur ne sont pas opérants.

Pourtant, le levain de l'espoir agit un temps : notre homme a d'intempestifs accès de foi : il croit pouvoir, par éclairs, par saccades propulsives, s'extraire de la tourbe dans laquelle il croupit.

Il se fait alpaguer dans la rue, on le distingue pour sa gueule et il fantasme une vie rédemptée et de comète, un destin astral.

Mais la fiction glorieuse se dissout dans les venelles de Pigalle où notre homme, entre autres activités, goûte à l'amour tarifé, le seul dont il se répute digne. Et c'est dans les parages et au contact de Sally, pute par lui magnifiée en madone, qu'il se dissout tout à fait.

Il se bâtit une romance de ver de terre amoureux d'une étoile et il finit à l'ombre, lui qui goûtait déjà si peu à la lumière.

A sa sortie, sa vie épouse un cours zigzaguant, entre plages de terne et morne conformisme et brusques à-pics, plongées dans les abîmes où il s'ingénie à déchoir.

Un temps veilleur de nuit, il devient la créature manipulée et travestie d'un nanti, un beau dandy qui l'ensorcelle.

Puis, ouvreur à l'opéra, titulaire d'un emploi stable et tranquille, il s'évertue à se saborder, il va jusqu'à détruire le repaire qui l'abrite. 

Tant il est partout, et essentiellement, déplacé. Tant il est peu équipé pour gravir les escarpements ordinaires et peu outillé pour faire, où que ce soit, retentir son existence et entendre sa voix.

Mêmes les hautes montagnes dans lesquelles il croit avoir trouvé un sûr refuge, un endroit où se fondre sans regard pour le torpiller, même les montagnes lui deviennent à la fin hostiles et douloureusement, contraires. Du moins trouve-t-il, dans l'ascension des cîmes, à se fondre dans une blancheur qui lui ressemble et le renvoie à son essentiel dénuement. C'est sa transe, son assomption.

Ce n'est que dans l'emploi, toujours obscur, de pion d'un lycée de banlieue, qu'il trouvera à étoiler sa vie dans le voisinage d'une jeune élève turque, une adolescente par qui, pour la première fois de son existence, il sera élevé au rang d'élu.

Mais cette dilection dont il fait l'objet, cette inespérée distinction, ne suffira pas à le relever.

Cet itinéraire maudit est scandé par des saccades successives, des salves crachées cru qui transpirent le dégoût de soi.

Tout est formulé à la deuxième personne : c'est une adresse de l'homme à son alter ego absent, c'est comme si même son âme, même son ombre se dérobaient et qu'il  n'y avait pour lui aucun répondant dans le monde, nul accord, nulle jointure possible et surtout pas avec lui-même.

Ce mode opératoire accuse la solitude, creuse la désespérance.

La langue accroche, ripe et râpe, c'est une sourde litanie monocorde, une vrillante mélopée, un cantilène entêtant qui, cognant dans les veines du lecteur, distille un charme vénéneux, dégage une étrange et poignante poésie qui serre la gorge et roue le coeur.

Car il y a une tendresse infinie dans le regard que porte l'auteur sur son personnage et cette vie si démarquée et en apparence si déchue, se veine d'un mince et lumineux filet d'espoir.

Ce pourrait n'être que sinistre, c'est bouleversant.

BH 01/12

             

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