C'est une prose
torrentueuse et syncopée à la fois. Un ovni littéraire comme il est
d'usage, désormais, de nommer les textes qui n'offrent pas de prise ou
d'aspect préfabriqué. C'est une langue cascadée, carambolée, qui
charrie avec un même bonheur fureurs vulcanisées, rageuses explosions
éructées et délicates floraisons poétiques. C'est cru et cruel,
emporté, lyrique, baroque et aussi très rock. C'est de la fièvre
concassée et cadencée, cavalant à fleur d'abîme. A travers des
fragments quasi hallucinés, la narratrice restitue une enfance sauvage,
escarpée et saccagée, une adolescence et une jeunesse montées au
créneau, belligérantes en diable, arrachant à pleines dents et avec une
violence démentielle ce qui fut trop longtemps ravi et refusé.
Le cadre est insulaire et romantique à mourrir. C'est l'Irlande drue et nue, inhospitalière, rétive à toute domestication, plantée de récfis, battue par les flots, les vents, les tempêtes. L'enfance se passe sous le joug d'une mère insane, frappée d'une obscure maladie et qui fait de cette maladie un instrument d'asservissement, un motif de tyrannie illimitée. Surnommée "M'Ogre" par la narratrice, elle est dévorée mais elle dévore plus encore, Médée exterminant ses enfants (produits par nichées ou couvées pourtant abondantes) qui un à un décèdent de mort mystérieuse quand ils ne croupissent pas, reclus, dans un asile psychiatrique.
Rescapée
du carnage, la
narratrice se réfugie, quand cela lui est loisible, auprès de son père,
farfadesque, volatile et labile séducteur. Ce père nomade, vagabond
magnétique, lui fait cadeau, don vénéneux et salutaire, d'un demi-frère
adolescent alors qu'elle-même atteint l'âge adulte. C'est Gianni, jeune
garçon sans mesure ni lois, d'une beauté coupante et dangeureuse,
personnage pasolinien qui va retourner la vie de notre narratrice et
lui imprimer un coup d'accélérateur dément. Elle et lui se
reconnaissent instantanément : même rage, même démesure, même appétit
insatiable, même férocité sans frein, même mépris des normes et des
limitations. Naîtra un amour d'autant plus mythique qu'interdit, le
motif de l'inceste devenant fer rougeoyant au coeur du livre et
irradiant chaque phrase chauffée à blanc, portée à incandescence
sulfureuse. Ensemble, les deux irréguliers, les dissidents vont se
déporter aussi loin que possible du foyer infectieux, de la malédiction
originelle, ils vont organiser leur évasion, l'odysée de leur
revivescence, leur régénération salvatrice.
Auparavant, il y aura eu, dans la vie de la jeune femme, une triade d'amants qui répondent aux très évocateurs noms de "Boucles d'ombre", Eamon et Gabriel. Si bien disposés et archangéliques furent-ils, ils ne firent pas le poids et ne tinrent pas la route face à cette fille ravinée de béances, aiguisée d'exigences, aussi difficile à suivre qu'à aimer. Seul se révélera à la hauteur celui avec qui elle peut partager son sang fou.
C'est une équipée ultraromantique écrite dans une langue ultramoderne et follement inventive. Un texte électrique, électrocuté qui entretient, par capillarité, d'évidentes affinités avec "Les hauts de Hurlevent".
Une Emily Brontë sous acide.Un récit hanté. Une merveille.
BH 04/09
Retrouvez également l'interview de Georgina Tacou par Bénédicte Heim sur le podcast des Contrebandiers éditeurs.