On
a, au départ, les éléments suivants : une jeune femme, Efina, qui se
rend au théâtre et T., un comédien d'âge mûr, brillant semble-t-il.
Efina voit T. se produire et s'entiche de lui. Il y a un échange de
lettres. T. répond aux emballements et embardées d'Efina avec
complaisance et condescendance. Cas de figure classique. Oui, sauf que
tout de suite un déraillement intervient qui grippe la mécanique et
déporte la suite attendue. Une dose insolite d'irrévérence irrigue la
révérente prose d'Efina cependant que T. est d'une forfanterie à
laquelle se mêle une naïveté hors normes. On pourrait croire à un
marivaudage, une vlase-hésitation amoureuse qui s'étire, s'allonge sur
toute une vie mais c'est de tout autre chose qu'il s'agit : un jeu de
rôles, un jeu de langues qui s'entrechoquent. La
correspondance qui débute sur le mode homologué du jeu de séduction,
dérape insensiblement et verse dans la percussion, l'échange de coups,
de couteaux gantés et veloutés. Nos deux doux dingues se happent, se
harponnent, s'enlacent, se désenlacent au long de longs jours, le temps
d'une vie. Vies
parallèles et séparées d'abord, scandées par leurs multiples unions
respectives et par les insolites lettres qu'ils échangent comme des
passes d'armes. On est loin, cependant, des "Liaisons dangereuses" : ni
manipulation ni stratégie machiavélique mais une sorte de dépense
gratuite, de tentative d'amour vouée à l'échec car chacun des
personnages est compressé dans la geôle de ses empêchements mentaux.
Déroutants personnages en vérité, dotés d'une candeur hors saison et
d'un aveuglement exaspérant. T., hâbleur, s'étale avec fatuité et une
complaisance obscènes et Efina, piquée au vif, lui répond sur un ton
piquant, pointu, acide, et, à l'occasion, cinglant. Personnages qui
pourraient être des archétypes (le comédien fanfaron et l'admiratrice
transie) mais ils sont sans cesse déboutés de leur cadre. Pas
de collusion entre ces deux-là, encore moins de communion mais une
aimantation perpétuellement inaboutie, chacun fantasmant l'autre comme
un horizon toujours possible et une réponse, un comblement potentiel de
sa béance fondamentale. Le
traitement de ce motif classique, de cette lancinante obsession d'un
autre toujours dérobé est des plus atypiques. Nos
deux irréductibles finissent par se percuter le temps d'un simulacre de
vie commune. Mais là encore ça ne "prend" pas car ils ne veulent, ni
l'un ni l'autre, se laisser prendre, surprendre ni non plus se donner
et ils ne sont pas davantage aptes à recevoir. Il
est aussi beaucoup question de chiens qui jouent, dans les alliances
successives que noue Efina, le rôle du tiers catalyseur et révélateur.
Cela donne lieu à des épisodes cocasses, désopilants, grotesques,
pathétiques, parfois poignants, lesdits chiens ayant partie liée avec
le scatologique autant qu'avec l'eschatologique... Dans
ce récit, tout est déconcertant et le lecteur est désarmé, démuni de
ses repères, de ses outils et voies d'accès habituels. C'est que Noëlle
Revaz joue en orfèvre de la langue qu'elle tord, altère, renouvelle à
sa guise (elle en avait déjà fait l'éclatante, la magistrale
démonstration dans le formidable "Rapport aux bêtes"). Elle joue en
orfèvre et en prestidigitatrice de la langue ici amoureuse. Langue
frondeuse et facétieuse sans arrêt déportée sur des rives étrangères à
nos attentes. C'est
un récit drôle, surprenant, inclassable, parfois irritant mais c'est
surtout autre et neuf. On
est en présence d'une expérience artistique, on est en présence, et
c'est rare, d'une voix inédite, de l'invention d'une langue. Retrouvez
également l'interview de Noëlle
Revaz par
Bénédicte Heim sur le podcast des Contrebandiers éditeurs. BH
09/09Noëlle
Revaz est une joueuse. Elle a l'esprit; le verbe, l'approche, l'accent
et la cadence ludiques. Elle joue des mots et des codes et
ses
phrases ont l'oeil qui frise et les pointes qui pétillent.