(traduit du portuguais par
Cristina Isabel de Melo)
Voici, sous la forme apparente d’un journal intime, un texte sidéral, surgi d’un monde galactique, un poudroiement d’étoiles, une queue de comète qui est aussi, en soi, une cosmogonie entière et irréductible.
Cela n’a rien d’une notation circonstanciée des travaux et des jours. Ce sont les trajets, les heurts, pointes, percées, embardées et fulgurations d’une âme. Mais une âme si singulière qu’elle génère non pas seulement sa propre langue mais aussi un mode de pensée unique et insubstituable.
Avec Maria Gabriela Llansol, on n’est jamais ni en terrain conquis ni même en terrain familier. On va de décrochage en décrochage, on est projeté dans un paysage stellaire, post apocalyptique.
Dans cet écheveau complexe, rien de canonique ou de convenu même quand il est question de choses apparemment familières ou quotidiennes. Mais ce qui frappe, précisément, c’est que, dans le sillage de Maria Gabriela Llansol, rien n’est jamais canonique ou quotidien. Il n’y a rien de commun. Tout ce qui tombe dans son escarcelle est d’emblée déporté, frappé d’étrangeté, appréhendé de façon, non pas seulement oblique ou transversale, mais court-circuitée, presque somnambulique et hallucinée. On a là à faire à une pensée radicalement autre, une pensée déroutée, détourée et plus que déroutante qui jamais n’emprunte aucune voie éprouvée.
Ainsi, Maria Gabriela Llansol rapporte ce qu’elle a confié au romancier Vergilio Ferreira au cours de l’un de leurs nombreux échanges :
« Quelles sont les quatre confidences dont vous avez parlé »
« Je vais vous le dire brièvement, et après je veux aller avec vous dans un autre endroit du monde où écrire le texte, c’est le danser au rythme de sa fragilité et beauté.
La première confidence
C’est que nous ne sommes rien ----------- (« Ne soyez pas agacé »). Le moi en tant que nom n’est rien. Il y a un lien d’esclavage.
La deuxième confidence
C’est que nos actes, même la transhumance ou la transplantation du bleu du vase, sont moins importants que nous. Il y a un tourbillon d’intensités qui nous appellent : ce sont les anges de Rilke, ou les légions de chérubins évanescents de Walter Benjamin.
La troisième confidence
C’est qu’il n’y a pas de contemporains, mais des liens d’absences présentes ; il y a un anneau de fuite. En pratique, c’est une scène infinie – le lieu où nous sommes des figures.
La quatrième confidence
Concerne le désir et le rejet d’identité. Il y a un lieu édénique (« Non, ne dites rien »). De fait, on nous a donné un nom, le nom par lequel on nous appelle, mais ce n’est pas un nom consistant – c’est un verbe.
Notre verbe, par exemple, c’est écrire. »
Tout est inusité, tout procède d’une pensée plus que cavalière : bondissante et farfadesque.
Il ne s’agit pas pour autant d’une fugue ou d’une balade ludique mais d’une quête, littéraire et spirituelle, marquée du sceau de la plus haute exigence. Et l’exigence est d’autant plus haute que la quête est menée hors de toute voie tracée et praticable.
Maria Gabriela Llansol invente, en effet, à mesure, et sa langue et les figures qu’elle désigne. Elle mêle et place sur le même plan ses contemporains vivants, « réels » (Vergilio Ferreira, Augusto son compagnon et d’autres) et ses contemporains perpétuels, ceux qui constituent, autour d’elle, une bruissante, vibrante communauté d’âme et avec qui elle entretient un dialogue ininterrompu : Hadewijch, Pessoa, Eckart, Saint Jean de la Croix, Nietzsche…
Dans l’orbe de Maria Gabriela Llansol, la création littéraire atteint une dimension mystique et diffuse une clarté étrange, confuse et cependant acérée, aveuglante. On est face à quelque chose de radicalement inédit : la création d’une abstraction sensible.
C’est quelque chose
qui ne
ressemble pas et dont la déconcertante beauté laisse interdit.
BH 12/13
Voici un texte qui sort, qui s'extrait de tout à proportion même où il entre et pénètre au plus profond.
Un texte qui s'excepte de tout genre, de toute catégorie, même du journal intime auquel il semble d'abord ressortir. On est dans un journal dans la mesure où les fragments sont datés, situés dans le temps (entre novembre 1974 et août 1977) et on est, semble-t-il, aussi dans l'intime puisque l'auteur, Maria Gabriela Llansol, puise dans sa substance la plus secrète, la plus profonde. Mais le secret, la substance profonde et l'intime ne se recouvrent pas nécessairement même s'ils peuvent le faire.
Si parfois des événements du quotidien sont convoqués, si des anecdotes sont consignées, c'est toujours pour en sonder le sens, un sens qui déborde de très loin l'anecdote, qui regarde vers l'universel.
En fait, la matière de ces pages si singulières, si prenantes (et réductibles à rien de connu) s'apparente à celle du cheminement spirituel. Si ce n'est qu'elle s'en distingue aussi radicalement et qu'on ne retrouve pas là les éléments de la quête spirituelle canonique.
Ce qui captive, dans ces pages hors normes à tous points de vue, c'est le rapport que Maria Gabriela Llansol entretient, tant avec les auteurs qu'elle pratique et qui lui entrent dans le corps, qu'avec le monde en général.
Ce texte est le sismographe, hypersensible et d'une précision inouïe, d'une âme.
Et ce que nous donne à voir ce texte sans équivalent, c'est une âme au travail, une âme qui absorbe et pétrit toute chose de façon à en extraire la quintessence. De façon, aussi, à s'en trouver nourrie et grandie.
C'est ainsi que Maria Gabriela Llansol procède avec la matière et les menus incidents de son quotidien mais aussi, et surtout, avec ses lectures. Ses lectures qui sont bien plus que des lectures. Qui sont des chocs, des commotions, des percussions, des éventrements parfois. Qui percent, perforent et occassionnent remuenents et remaniements décisifs.
C'est que Maria Gabriela Llansol ne se contente pas d'engager un dialogue avec les voix élues, elle se les incorpore véritablement et elle est avalée par elles et, de cette fusion incendiaire et ultraviolente, de cette combustion ininterrompue résulte une voix neuve, absolument inédite, qui est celle de l'oeuvre. Et c'est ainsi que surgissent, au fil des pages, des fragments quasi hallucinés qui restituent la rencontre avec Nietzche, Kierkegaard, Rilke, Ibn'Arabi, la mystique Hadewijch, d'autres encore...
Et les mots rendent compte de la quête et de l'itinéraire d'une âme qui, par frictions et fusions successives, s'enrichit mais aussi s'élague, se décape, vise son propre avènement et accède à elle-même. Tout du long, Maria Gabriela Llansol cherche sans relâche celui qu'elle nomme 'l'Amant" et ce qu'elle appelle "le mutuel", c'est-à-dire le point de jonction, le point séminal entre son désir à elle et l'altérité radicale de l'autre.
C'est un condensé, un précipité assez foudroyant des aspirations humaines les plus profondes, les plus aiguës.
Le processus est, page après page, déconcertant et envoûtant.
L'ensemble est absolument inouï.
BH 06/12