Cela,
qui émerge, se passe en Argentine au début du XX° siècle mais cela
pourrait se produire à peu près n'importe quand et sous n'importe
quelles latitudes tant ce qui importe ce n'est pas l'inscription dans
le temps et dans l'espace mais l'essence même de l'enfance que Norah
Lange ressuscite avec une éblouissante maestria doublée d'une économie
de moyens impressionnante. Et ce qui saisit, c'est que chaque page est
d'une portée universelle et cependant le regard qui sévit est d'une
singularité totale, d'une singularité telle qu'on prend conscience de
n'avoir jamais rien lu d'équivalent auparavant. Le
texte est composé de brèves séquences, découpes lapidaires, mémoire
lamellisée. On entre abruptement, comme dans un bain d'eau froide, dans
une scène restituée avec une précision implacable. La plupart du temps
la narration débute par un "Elle" (plus rarement "il") indéfini dont
l'identité se précise ou non à mesure que la scène se déroule, que le
portrait se déploie ou se cisèle. Bien sûr, il est question des
proches, des très proches de Norah : sa mère, son père, ses cinq
soeurs, son unique frère mais aussi les gouvernantes, les bonnes, les
voisins... Peu à peu, les spécificités de chaque soeur se dégagent et
saillent : il y a Irène, l'aînée, l'éclatante, la radieuse, la
souveraine irréprochable qui aimante et impressionne, il y a Martha, la
frondeuse, l'enragée, l'alternative, puis Georgina la douce, la
vaporeuse, la fragile, si méticuleuse et Esthercita la prématurément
disparue et enfin Susanna, si proche de la narratrice qu'elle ne se
distingue quasiment pas d'elle. Il y a, certes, une progression
temporelle linéaire et il y a aussi la classique évocation des
événements marquants, des drames fondateurs : l'enfance insouciante à
Mendoza jusqu'à la mort du père qui motive une autre fracture, à savoir
le déménagement, l'installation à Buenos Aires, très rapidement suivie
de cette secone tragédie que fut le décès précoce de la benjamine des
soeurs. En
dehors de ces grandes lignes bien rectilignes, Norah Lange ne sacrifie
aucunement aux codes de la narration conforme. L'enfance, pour elle, ce
sont surtout des sentations et c'est la perception des visages aimés,
des êtres chers mais perçus sous un angle tel qu'ils portent la
signature inaliénable de l'artiste et ne paraissent probablement
familiers qu'à elle seule. Tant son regard prélève dans le réel des
fractions insolites, du pur inattendu. Il
y a par exemple beaucoup de place accordée aux très fréquents et très
obsessionnels rites conjuratoires et propriatoires, une attention
extrême portée aux jeux d'ombre et de lumière et à tout ce qui, de
manière générale, relève du visuel. Il est question aussi des sons qui
acquièrent une valeur hypnotique et suscitent terreur ou envoûtement.
Et puis on assiste à toutes les tractations et négociations auxquelles
l'enfant se livre, accomodements intimes pour rendre le monde pliable
et le réel habitable. Il
y a aussi des pensées tout à fait spécifiques que la jeune Norah
nourrit, devenues talismaniques et ne souffrant aucune remise
en
cause. Elle est par exemple convaincue que le degré de féminité se
mesure au degré de faiblesse, de fragilité, à l'aptitude à s'alanguir,
se décolorer, s'évanouir voire s'évaporer. Ou
alors il y a le rapport précocement passionnel au langage, aux mots qui
la fascinent d'abord et exclusivement dans leur aspect purement
typographique. Puis qui à l'adolescence, deviennent mantras martelés et
offensifs, force de frappe, arme de destruction massive. Tout cela est
écrit au cordeau, ciselé dans une langue suprêment sèche, tendue,
acérée, qui claque comme un coup de fouet. Une
vraie rareté. Un poème de givre.. BH
11/09Les
souvenirs d'enfance de Norah Lange sont des vitraux découpés à même le
gel. Ils brillent, scintillent et se détachent avec une précision
inouïe. Chaque détail est d'une netteté tranchante, un trait pur et
sans repentir.