Voici
un trio familial bien policé, bien sanglé dans ses certitudes
bourgeoises bien-pensantes. Il y a Samuel, le père, Lise la mère et
Nina, l'unique fille adolescente âgée de 14 ans. Les parents se sont
mis en tête, pour redorer leur blason moral, de pratiquer une sorte de
parrainage de proximité : ils s'occupent depuis quelques mois de
Sabine, adolescente elle aussi et "issue d'un quartier défavorisé".
Jusqu'à présent, les bonnes oeuvres ou le geste humanitaire se résumait
à quelques après-midi, excursions pédagogiques visant à extraire Sabine
de son milieu délétère. Mais voilà que ça se corse : dans un grand élan
donateur, le couple prental a décidé de se charger de la petite
déshéritée durant le temps des grandes vacances. Ils l'embarquent sur
le lieu de villégiature arguant que (en plus de soulager leur
conscience et rehausser leur image intime), Sabine fera une compagne
idéale pour Nina, rompant de fait sa trop grande solitude. Sabine
est cependant traitée par Lise et Samuel comme un animal d'une race
indéterminée, potentiellement dangereux et qu'il faut manipuler avec
les plus extrêmes précautions. La
collusion avec Nina semble se faire d'emblée, sans heurt apparent.
Pourtant la disparité, l'hétérogénéité est perceptible, pointée en
amont déjà à travers le choix des prénoms : Nina a quelque
chose
de raffiné, d'un bibelot précieux, Sabine est assené sans recherche et
trahit le manque d'imagination, l'extraction modeste. Peu
à peu, la proximité forcée de Sabine va changer la donne, modifier son
rapport au monde, à ses parents, à elle-même, à tout ce qui réagissait
et régulait son univers sécurisé et barbelé. Conformément
aux poncifs qu'elle est censée incarner, Sabine est rude, brute,
frontale, butée, un brin vulgaire. Peut-être aussi cynique et perfide.
Mais on ne peut la réduire à ce cliché ambulant. Elle a aussi
d'étranges accès de délicatesse, de courtoisie, de silence, elle semble
se fondre sans friction dans la routine familiale. Les
glissements, les variations et chutes atmosphériques se produisent
d'abord de façon imperceptible. Puis les chocs interviennent moins
graduellement, les percussions frappent de manière moins espacée. Sabine
initie Nina aux traditionnels jeux adolescents : prise de possession de
son propre corps, séduction etc... mais chaque fois il se glisse dans
cet apprentissage un élèment cruel propice au basculement, quelque
chose d'indiscernable, empreint d'un parfum vénéneux... Dans
le même temps, Lise et Samuel (surtout Samuel, opiniâtredans sa
suspicion) s'avisent qu'ils ne savent rien de Sabine, qu'elle leur
échappe intégralement et que tout leur bel édifice idéaliste repose
peut-être sur un leurre... La
dernière partie est la plus surprenante qui se déploie presque en
lisière du fantastique et où l'on apprend que le péril ne réside
peut-être pas dans le périmètre où l'on croyait pouvoir le circonscrire. Entre
prédateurs et proie la roue tourne, la tendance s'inverse, la frontière
devient étrangement floue. L'intrigue tourne à la fable et pointe les
dangers de la tentation sécuritaire. Sismographe
des détraquements infimes qui procède par éraflures, par coups de
pointe incisive, voici le récit d'une altération générale, d'une
contagion dont l'ampleur et l'impact dépassent ceux qui la générent.
C'est aussi le récit de l'inquiétante étrangeté, de l'altérité
inassimilable. Un
roman étonnamment maîtrisé qui distille un constant malaise et une
persistante force d'envoûtement. BH
11/09 Retrouvez
également l'interview d' Hélène
Gaudy par
Bénédicte Heim sur le podcast des Contrebandiers éditeurs.Hélène
Gaudy est une marionnettiste, une manipulatrice de premier ordre. Elle
se plait à détraquer insensiblement les atmosphères et elle excelle à
ce petit jeu : elle opère l'air de rien, par petites touches, par
petites phrases toutes de suggestion et d'ellipses, phrases d'apparence
anodine mais de portée assassine, forces de frappe, recels de charges
atomiques.
C'est
Nina pourtant qui, bien qu'enveloppée de la large cape ou chape
parentale protectrice, apparaît la plus vulnérable. Gauche dans ses
mouvements et bien que massive, Nina a quelque chose de ténu,
d'impalpable. Elle n'habite pas son corps mutant ni sa parole qui
s'articule hoquetante, fastidieuse et comme en marge d'elle-même.