Il faudrait inventer un
idiome
particulier pour rendre compte de ce texte. Ce n'est pas un livre,
c'est un alambic, un élixir, un nectar, une ambroisie. Ce n'est pas un
livre, c'est un passage à un état modifié de conscience. Ce n'est pas
un récit, c'est un furieux, intempérant, impudent, impénitent,
truculent, gargantuesque usage de la langue. C'est la langue triturée,
tordue, reconfigurée mais aussi inondante, débordée de ses cadres et de
tout cadre, prose torrentielle, tempétueuse, baroque bourrasque
inflationnelle qui tout emporte et rien n'épargne. C'est un flux
déréglementé, une mécanique emballée, des embardées, des dérapages
délibérés. Ce sont des hordes de mots ensauvagés lancés à fond de
train, un sabbat, une sarabande verbale et vandalesque, un culte
cérémoniel, une
bacchanale, une transe dyonisiaque, un génie en surrégime et en roue
libre. Quand on atteint ce degré d'écriture pyromane, de pure
littérature, importe-t-il encore de préciser quelle est l'intrigue, de
présenter platement, scolairement les personnages. Cela relève quelque
peu de l'hérésie.
Faisons-le sommairement, succinctement, au risque d'altérer l'esprit du texte, de le réduire à un schéma classique alors qu'il excède tout ordre et l'ordre même du concevable voire du possible.
Nous sommes dans les années 30 dans un quartier bigarré de Rome. Le personnage principal est un drôle d'inspecteur qui va se trouver aux prises avec une enquête touchant des personnes de son proche voisinage. Coup sur coup, un vol et un meurtre sont commis dans l'immeuble où il loge. Mais crime ,délits, forfaitures, enquête ne sont que des prétextes pour brosser une ahurissante et ébouriffante galerie de protraits. Prétextes surtout pour débonder l'outrecuidance verbale qui fait craquer toutes les sutures mentales du sieur Gadda.
Liliane, la belle
assassinée
est une bourgeoise languide et mortellement blessée de son
vivant car inféconde. Pour combler sa béance, elle adoptait, à un
rythme annuel ou bisannuel des "nièces", ravissantes et pulpeuses à
souhait, et miraculeusement écloses en son appartement. Le texte
s'articule autour de ce motif, un ferment gonflé, un corps ensemencé,
un corps-texte, un cortex en rut... C'est un texte-matrice qui
sécrète, dégorge, expulse force lolitas sulfureuses, des héritières ou
des nécessiteuses et aussi un jeune et spendide cousin trop cristallin
pour n'être pas présumé impur. De même, les interrogatoires qui se
succèdent offrent à Gadda l'occassion de mêler, en un grand brassage
babélien, les registres les plus divers, les plus improbables et vas-y
que je te mélange allègrement le cru, le dialectal, le lyrique, le
métaphorique, le leste et le métaphysique, le populeux, le charretier
et le sublime, le fruste et l'aristocratique, la haute poésie, le
babillage, le verbiage de bonne femme et le savoureux sabir, la verve
transcolorée des bas-fonds, le tout formant un brouet étourdissant, un
alcool si fort qu'il cogne aux tempes et les barratte à les faire
éclater. Gadda invente si outrément qu'il récrit sa propre langue comme
une langue
étrangère.
C'est un texte perfusé de délire sublime, trempé aux sources d'une sainte folie, un texte écrit par un fou de la langue, un texte écrit en langue, un texte sacré.
BH 12/08