Hélène
Frédérick a des dispositions médiumniques. Elle tisse des destins et
invente des états (du corps et de l'âme) dans lesquels elle s'immerge
avec une empathie et une prescience des choses peu communes.
Ainsi d'Hermine Moos, la jeune femme que le peintre Kokoschka investit un jour d'une insolite mission. Il s'agit pour elle (qui est couturière de théâtre) de créer une poupée-marionnette à l'effigie d'Alma Mahler laquelle fut l'amante en allée du peintre et dont il est hanté au point de vouloir vivre avec son ersatz inanimé. Se fondant sur cette trame avérée, Hélène Frédérick orchestre une odyssée intérieure, elle invente les gestes et les pensées d'Hermine Moos, lui prête une intériorité turbulente et troublée et un sens aigu du verbe. Surtout, elle la doue d'une voix d'abord timide et circonscrite, tempérante et essentiellement attachée aux questions techniques. Mais cette voix peu à peu enfle et déborde les cadres des seules préoccupations professionnelles pour se concentrer toujours plus sur l'intime car les exigences de Kokoschka quant à sa poupée se font de plus en plus précises et exhorbitantes et surtout, elles résonnent en Hermine Moos de manière de plus en plus aiguë.
Peu à peu la jeune femme développe avec le peintre un dialogue fictif entrecoupé de passages dans lesquels elle s'ausculte sans complaisance, s'adressant à nulle autre qu'elle-même. Cette chronique d'une entreprise créatrice se mue donc peu à peu en examen introspectif.
Par force, une relation se noue entre Kokoschka et Hermine, relation en principe purement professionnelle mais qui, à mesure que le travail avance, revêt, dans l'esprit de la jeune femme un tour beaucoup plus personnel et un caractère passionné. Les instructions du peintre sont épistolaires et d'une précision toujours plus démoniaque. Sporadiquement, Kokoschka annonce à Hermine sa visite prochaine, l'avertit d'une rencontre physique à laquelle l'envoûtée se prépare fébrilement et qui n'a jamais lieu. La jeune femme se languit, se consume, captive d'une tyrannique créature fantasmatique et de son insaisissable concepteur.
Hermine
a à en découdre plus que de
raison avec son rivale décalquée et née de ses mains. La poupée, medium
tangible entre le peintre manipulateur et l'éperdue couturière,
cristallise des désirs contradictoires et exacerbe le malentendu. La
jeune femme peine, se
débat comme une belle diablesse pour donner l'épaisseur et la véracité
requises à cet avatar. La tentative tourne à
la
corrida hallucinée, au
corps au corps affolé et aliénant dans lequel Hermine manque de se
perdre. Par bonheur, l'aride solitude créatrice est percée de lueurs,
ponctuée de parenthèses respiratoires : les visites toujours solaires
de la fantasque et extravagante soeur d'Hermine et, de même, les trop
rares contacts avcc son ami Heinrich dont la venue fait diversion.
Mais bientôt la révolte point contre l'ingrat commanditaire et le journal que tient Hermine et qui rendait compte de sa probable et prochaine dissolution devient un acte de résistance, le cri d'une femme qui restaure son intégrité et se dégage de ses ornières autant qu'elle découvre et affirme son irréductible singularité.
En marge de cette captivante exploration, l'auteur donne la parole aux modèles de Kokoschka, des êtres misérables, décharnés, malmenés qui, à leur manière et en contrepoint d'Hermine, interrogant et dissèquent l'acte créateur.
Franchissement, affranchissement et retournement salvateur: la création pour l'autre se mue en création de soi.
L'écriture est précise et coupante, aussi scrupuleuse et affûtée qu'Hermine et elle accompagne à merveille cette plongée passionnante dans les arcanes d'une création et d'un amour également vouées à l'échec faute d'une rencontre véritable entre les protagonistes.
BH 05/10
Retrouvez
également l'interview d'
Hélène
Frédérick par
Bénédicte Heim sur le podcast des Contrebandiers éditeurs.