C'est
un texte qui rebrousse tout. Qui prend à rebours les attentes et les
habitudes du lecteur. Qui pratique sans cesse des sorties de route, qui
dédaigne hautement les tracés trop nets, les cours rectilignes et les
autoroutes de l'écriture.
Un texte qui avance par à-coups, ruées, saccades et secousses sismiques. Une langue râpeuse qui sarcle, fouette, dépèce, violente sans trêve mais avec une infinie douceur. Une forêt d'épines, un cactus dans un écrin des plus suaves.
Un texte qui magnifiquement nous égare en pulvérisant tous les codes de la narration classique.
C'est un poème craché, un flux incantatoire qu'on ne peut assigner ni étiqueter.
Il est question d'un homme et d'une femme annelés, appariés à l'envers.
D'une noce vécue comme une agonie.
D'une enfance éventrée, saignante, béante et qui n'en finit pas de mourir et de renaître, porteuse d'un pouvoir corrosif intact.
Il y a aussi un oiseau sacrifié et cette perte scarifie et hante la femme à l'égal d'une blessure originelle.
Il y a la mère morte, la confusion constante, autour de l'expulsion inaugurale, entre la sortie au jour et l'entrée dans la nuit définitive.
Il y a surtout une voix qui saisit, secoue, prend à la gorge et ne laisse pas en repos. Celle d'une femme en qui l'enfance demeure, totale, intouchée, absolue, perçante comme un cri, comme une peine incompensable et un chagrin inapaisable.
C'est un texte dont il ne faudrait rien dire, qu'il faudrait écouter bruire, balbutier, s'enfler, battre et tempêter.
Un texte dont il faudrait s'emplir et s'empreindre comme d'une prière.
Et les photos d'Akin Cetin qui scandent le texte de Marie Chartres sont aussi énigmatiques, enveloppantes et terribles que les phrases qu'elles accompagnent.
Mais "quel ange n'est terrible" ?
BH 05/12
Marie
Chartres n'écrit pas, comme beaucoup le font, à partir de l'écorchure
et une fois amorcé le processus de cicatrisation. Elle écrit de
l'intérieur, depuis le centre du cratère et à l'intérieur d'une
écorchure sans bords. C'est un livre de sang et de chair, ce sont des
livres de chair arrachée, des arpents de peau dépecée, c'est l'enfance
qui remonte à la gorge et une écriture au couteau, une qui fore
jusqu'au fin fond des tripes et n'épargne rien.
D'abord l'enfance, donc, et déjà toute sous le signe de l'arrachement et de la rupture. Brisures, éclatements incessants de la mère qui ne tient pas ensemble, dont la tête est chaudron bouillonnant au couvercle qui saute très régulièrement. Ligne de fuite, ligne brisée qu'est la présence du père bientôt réduite à un évanescent souvenir.
Restent les enfants grandis sur les décombres de cette vie déconstruite. Un frère, une soeur, et, chacun à sa manière, atteint au plus vif de ses fondements.
En courts fragments déchiquetés, Marie Chartres dresse un état des lieux du carnage.
Père en allé, absence béante, inflationnelle, mère dont la folie invasive submerge et couvre tout l'espace disponible : que reste-t-il à la fin ? Quel territoire élire pour la croissance entravée, tranchée dès l'abord et aux racines.
Pour dire cette presqu'impossible mue, Marie Chartres choisit des mots qui raclent, sourdent, crachent : rage, haine et infinie déréliction.
La soeur et narratrice se mure dans une peau-forteresse et, bien qu'elle multiplie les amants et les tentatives d'effraction, rien ne se fend ni ne s'ouvre. Et la lancinante question, celle qui taraude, c'est: comment ce corps endeuillé, orphelin de son enfance pourra-t-il accueillir un autre corps, nourrir une autre enfance? Le frère, quant à lui, s'inscrit dans la ligne du père, il opte pour la fuite perpétuelle. La fuite et le raclement à vif, l'excavation. Vider ce corps de toute substance, le décharner jusqu'à l'extrême, le quintessencier pour qu'il ne soit plus nulle part préhensible, pour explulser enfin "cette bête sur la peau" qui tout dévore.
Et il faut s'arrêter à la langue toute de syncopes, de saccades sombres et démembrées, éructées et finement nervurées. Langue d'ellipses furieuses et de transe poétique.
Une submersion.
BH 04/11