C'est une voix. C'est d'abord une voix. Rauque et éraillée. Tuméfiée et fêlée de trop de coups reçus. Et c'est pourtant une voix étrangement vierge et par moments flûtée et perlée d'enfance. Une voix blanchie parce que brûlée jusqu'à l'extrême consomption. Une voix atone aussi, qui égrène sans fin ses litanies. Une voix outremer et d'incessants ressacs. Une voix qui prend tout, qui emporte tout.
Cette voix est féminine et elle est tantôt cliniquement énumérative, tantôt ressassante, tantôt sauvage, incantatoire, hallucinée.
C'est une jeune femme de 27 ans qui s'exprime et qui broie sans fin ce que la vie lui donne à moudre et qui n'est guère réjouissant ni reluisant. Car elle évolue entre une mère abusive et déglinguée (certes somptueusement déglinguée, déglinguée avec panache mais quand même bien détraquée), un père tendrement aimé mais qui est en train de succomber à son deuxième cancer et un compagnon prétendument artiste mais surtout junkie affreusement narcissique et manipulateur. Et elle couve le souvenir d'un mari qui était un illuminé mou, un entransé dépourvu d'épine dorsale et qui ne l'a pas davantage exhaussée.
Elle-même vogue et navigue à vue, affectée d'une sensation de flou chronique et pas encore titulaire, à bientôt 30 ans, d'une identité définie. Car son identité, les autres s'emploient, et avec succès, à la grignoter et même à la ventouser et la vampiriser sans trêve. En vérité, les autres voix, celles de l'entourage sont très présentes aussi, répercutées avec art par la narratrice. Il y a, au premier chef, la voix de la mère, stridente, invasive, inouïe de naïve et malveillante mauvaise foi et qui se dissémine en invraisemblables forfanteries et manoeuvres transparentes visant à confondre sa fille et à la fouler aux pieds. Et puis la voix du père qui, système vocal broyé et sectionné, profère sans son, via des feuilles volantes et des majuscules éloquentes, sa rage et son désespoir d'être encore là et tributaire et diminué. La voix du père qui se teinte soudain d'autodérision, décoche des traits d'humour et manifeste au fond un appétit de vivre inentamé.
Et puis les deux compagnons successifs. Gérald l'incendié version pétard mouillé, l'entransé de pacotille qui professe et pontifie à côté de tout. Et enfin Jason, l'égocentré absolu, le concentré de cruauté pure qui crible sa compagne de pulvérisantes déclarations.
L'on suit ainsi les tribulations de la narratrice, ses incessants démêlés avec des personnalités borderline, ses tentatives éperdues pour s'affranchir des liens et des façons d'être qui l'aliènent. C'est une vie profondément tragique qui est peinte mais qui, grâce à la grande intelligence de la narration (laquelle se refuse à une interprétation univoque) et aux subtils décalages qu'elle opère, flirte souvent avec un comique salubre.
La langue est unique, saisissante. Les mots se téléscopent, se catapultent et de ces chocs successifs, les images surgissent, percutantes, inédites et comme conçues par une conscience électrocutée.
Une prose trépidante, par moments quasi épileptique, sarabandée et extraordinairement poétique. Un texte qui a quelque chose de radicalement neuf et qui possède un rare pouvoir d'envoûtement.
BH 02/11