Voici un texte d'une frappante et flagrante originalité. Un texte qui emprunte, pour évoquer les sujets éternels (l'amour, l'origine, l'identité, la mort), des voies inusitées. Un texte qui avance par capillarité thématique et compose, peu à peu, par versement de mots, cousinage, alliage et contagion de sens, une étrange et envoûtante mosaïque.
Il est question de femmes aimées et en allées, de liens défaits, de parents et d'enfants mal accueillis, mal retribués de leur présence et leur amour donnés. Rien que de très banal en somme et de maintes fois lu et relu. Mais, on le sait, tout tient au traitement et à la mise en forme. Or, la singularité de ce récit, si délicat qu'il semble presque chuchoté en confidence, réside dans une approche toute de biais, de louvoiements et d'ondoiements gracieux autant que subtils. Prose dentellière, en lisière du poème, et qui requiert.
Le "liquide" du titre est le fil rouge, le prisme à travers lequel événements et sensations sont revisités.
Un homme, le narrateur, sis sur un banc au bord d'un fleuve, se remémore au gré du flux qui brasse des fragments mémoriels.
Des figures émergent. Féminines d'abord et voici donc Alexandrine, jeune amour trop vert et fruit mordant, pulvérisé en en sa criante immaturité. Suzanne, ensuite, moins évanescente, plus ancrée, solide et déterminée, épousée, élevée au rang de mère mais qui s'est retirée, fraîche rupture dont la blessure suinte encore. Les enfants, des filles, sont convoquées, dans l'élan d'une paternité toujours sujette à caution. Et la mère surgit, flanquée du père bien sûr et toute une constellation familiale se met en place pour la céder, bientôt, cette place à une instante interrogation sur les origines. Tout est perçu à travers les cycles, afflux et ressacs des fluides : l'eau, les eaux, le lait, le sang, le sperme ...
Au fil des remémorations, c'est un portrait en creux qui se dessine et se dégage : celui du narrateur qui se vit comme le contenant ou le réceptacle fuyant de toutes ces humeurs, de tous ces sucs et liquides. Mais, loin de sédifier, de se construire en dur et en relief, cette identité briguée suit, elle aussi, le cours inéluctable de la liquéfaction. A mesure qu'il cherche à s'en saisir, elle se délite et se dérobe au narrateur qui s'avoue père manquant, époux et amant tendance fantomatique et fils forcément indigne et déficient. Cette dernière proposition s'avérant d'autant plus vraie et poignante que l'afflux des souvenirs fait saillir un récif bien dur, un pan de vérité solide et jusqu'alors enfouie et refoulée mais qui cette fois résiste à l'engloutissement, vérité saignante et qui touche à la racine, aux fondements de l'être, du coup radié et entièrement reconfiguré.
Mais tout cela se dit à bas bruit, sur un ton feutré, tamisé et presque en s'excusant.
C'est "l'identification d'un homme" en forme de dissolution. C'est un texte qui saisit par sa finesse et son humilité, denrées rares et d'autant plus précieuses dans notre actuel vivier littéraire ...
BH 05/09
Retrouvez également l'interview de Philippe Annocque par Bénédicte Heim sur le podcast des Contrebandiers éditeurs.