C'est,
sous une douceur trompeuse, presque ouatée, un film qui crisse, qui
grince, qui plante ses crocs, ses arrêtes vives et s'insinue profond
dans le corps, la conscience et la mémoire. C'est un film tissé de
silences, de regards et de gestes troués, un film qui crie
silencieusement, qui crie l'indicible. Et les mots sont sans recours.
Les mots calfeutrent, colmatent et maquillent, ils filent la piste du
mensonge, se concassent en cul-de-sac et ne délivrent rien.
Dans la lumière louche d'un été mal éclos, une jeune fille, en déséquilibre sur la pointe de son adolescence, débarque dans un bled archipaumé. Elle vient relayer la jeune femme très enceinte du boulanger, son office consistera à distribuer le pain dans les fermes et les maisons disséminées alentour. Baptisée Nathalie, elle se fait appeler Eve. Elle se veut, parmi les femmes, la première, l'originelle, la fatale aussi. Elle soumet son corps à d'étranges rituels dont on ne sait, d'abord, s'ils sont propitiatoires ou conjuratoires mais dont on devine bientôt qu'ils sont destinés à raviver des empreintes mnésiques dont elle est seule dépositaire et qui, autrement, tendraient peut-être à disparaître. Elle aime le contact avec la viscosité (escargots baveurs), avec l'humus odorant, elle aime le rouge éclaté, écarlate (fraises écrasées dégoulinantes), elle se livre, entre effroi et délectation, à des pratiques peu ragoûtantes qui ne sont pas sans évoquer les adolescentes de Catherine Breillat, lesquelles aiment à s'autosadiser.
Eve se prénomme en
vérité Nathalie mais la vérité a très peu cours dans son
univers biaisé, surpeuplé de rêves troubles. La seule vérité qui la
gouverne est celle qui ne peut se dire, celle qui surgit à travers les
voix et les images hallucinées qui la cisaillent. Alors, puisque la
vérité ne peut se dire, ce qu'elle dit appartient à un autre ordre,
elle répond par des mots trébuchants, bancals et cependant déterminés.
Elle s'invente des amants, elle invente ses parents. Elle dit un
amoureux fervent, jeune fiancé transi et dévotieux mort carbonisé dans
un accident de voiture. Elle se dit fille d'un père puissant, chef
d'entreprise à l'étranger. Elle se dit riche d'un amant marié
et
pianiste virtuose. Elle dit "On s'aime, on s'aime vraiment, mais c'est
difficile...". Ses mots cliquettent et grincent comme les rouages d'une
mécanique mal huilée, ils forment dans l'air des bulles vite éclatées
et de fragiles buées, ils sont d'une virginité incertaine qui les
discrédite. Les interlocuteurs d'Eve observent, à l'entour de ses
déclarations, un silence perplexe, sceptique voire consterné.
L'inassignable étrangeté
de la jeune fille dérange. Au cours de ses livraisons matinales, elle
rôde exagérément aux abords d'une luxueuse villa habitée par un homme
séduisant (Bruno Todeschini, intense et juste), pianiste-concertiste de
son état, marié à une jeune femme très belle (Nade Dieu, fébrile et
habitée) également musicienne. Ils ont une petite fille, un bébé
encore, Anna.
Eve les observe secrètement, les pistes, les traque, cherche à s'immiscer dans leur intimité. Quelle est la nature, vénéneuse, du lien qui unit Eve-Nathalie à ce beau musicien qui promène dans une trop visible opulence son allure irréprochable et son orageux visage, on l'apprendra assez vite et on l'aura deviné avant de le savoir. Tout l"intérêt du film réside dans le traitement, raide,sans complaisance, du sujet scabreux et casse-gueule. Toute la force du film tient dans le personnage d'Eve qui le porte entier et de bout en bout. La jeune Anaïs Demoustier prête à cette fille sinistrée et pourtant étrangement indemne, une grâce farouche, une fragilité somnambule, de candides écarquillements de nouveau-né, de fraîchement rescapé. Elle campe ce personnage hanté avec une très grande subtilité. Elle marie et mâtine avec une aisance rare des battements de biche effarouchée avec une détermination d'airain. C'est un talent rare qui éclôt sous nos yeux.
BH 04/08