Voici
un personnage mémorable. Le titre du film "L'homme qui marche" est une
allusion transparente à Giacometti. Dès les premières images, le
rapport s'établit, flagrant. Silhouette effilée, un homme passe qui
impose sa présence coupante et son corps excavé. La jeune réalisatrice
s'est emparée d'une histoire vraie, elle s'est attachée à restituer la
trajectoire d'un homme, Vladimir Sepian, russe d'origine, qui se forgea
un destin singulier. Dans les années 70, il publia aux éditions de
Minuit un texte qui eut un certain retentissement puis plus rien. Se
jetant à corps perdu dans l'écriture, il refusa obstinément tout emploi
rémunéré, toute aide extérieure, tout subside qui ne serait pas le
fruit de son art. Dans Paris, il déambulait par les rues, errant
magnifique et pathétique, vagabond céleste et clochard éthéré, vivant à
l'hôtel, se nourrissant dans les cantines estudiantines. Aurélia
Georges
le saisit dans des rencontres fortuites et furtives qui l'illuminent
fugacement et le sauvent momentanément. Il croise ainsi un photographe
qui, fasciné par son physique, désire le portraiturer, une bourgeoise
un peu paumée (la trop rare et très subtile Mireille Perrier, toute
d'élégance et de délicatesse), une étudiante farfadesque férue de
langues rares qui ambitionne d'apprendre le russe (l'attachante et
pétulante Florence Loiret-Caille, plus vif-argent que jamais)...
Mais ses rapports à autrui sont très vite gauchis et gâchés. D'une rigidité totale, il ne consent aucun effort pour se sociabiliser, se montre abrupt, hérissé, hostile et déploie une violence souvent tout à fait déplacée. Ce faisant, il se condamne à une misère tragique et s'enfonce dans une clandestinité chaque jour accrue, assortie de la plus aride des solitudes. Atomisé, il déambule sans fin et écrit comme un forcené sans jamais rien publier. Réduit à l'os, il est mort de faim durant l'été 1998 car la cantine de l'ENS qu'il fréquentait (au plutôt dont il mendiait les restes) dans les dernières années de sa vie était fermée...
Aurélia Georges réalise avec grâce le portrait d'un homme éthérique tellement délesté de tout, détaché de toute communauté, affranchi de toute charge et de toute pesanteur, qu'il en est mort...
C'est une figure poignante mais l'on se surprend à réprouver l'intégrisme qui est le sien : c'est une radicalité vide, une démarche stérile et destructrice, un absolutisme stupide.
Il faut saluer la performance de César Sarachu, l'acteur qui campe Vladimir Sepian. Il est au-delà de la maigreur, translucide, famélique, fantomal et il restitue à merveille la rage butée de ce croisé du rien.
BH 02/08